Eloge de la douceur
Aujourd’hui j’ai décidé de m’arrêter plus en détail sur un mot de la langue française, qu’on utilise couramment, pour exprimer différentes choses : j’ai nommé la douceur.
Vous le savez sûrement si vous êtes abonné·es à cette infolettre : j’aime les mots (et si vous n’êtes pas abonné·es et que vous aussi, vous aimez les mots, c’est le mo-ment haha). Je dis souvent que si j’avais continué la fac de lettres, j’aurais sans doute suivi un master de grammaire ou de stylistique. Je me rappelle d’un exercice qu’on nous faisait faire en licence qui consistait à donner la définition d’un mot, sans dictionnaire bien sûr. C’est beaucoup plus dur qu’on l’imagine. Alors, à vous de jouer : je vous laisse quelques minutes pour réfléchir plus précisément au sens du mot « douceur » et à la définition que vous lui donneriez.
Jouons avec le mot
C’est un de mes mots préférés de la langue française, et je l’utilise beaucoup. J’ai l’habitude de souhaiter une « douce journée » ou « une nouvelle année pleine de douceur ». Je l’aime car c’est un mot pluriel et c’est le cas de le dire : abandonnez le singulier et il change de sens. Ainsi, quand on parle de « douceurs », on pense aux sucreries, aux bonbons, aux friandises. Son « C » se prononce « S » sans avoir besoin de cédille : il ne viendrait à l’idée de personne de le prononcer « dou-cœur » alors même qu’il appartient au vocabulaire amoureux. Ne dit-on pas « faire les yeux doux » ou « envoyer un billet doux » ? D’ailleurs, transformez-le en adjectif et il perd son « C » au profit du « X », rejoignant le club des choux-bijoux-hiboux-genoux-cailloux-joujoux-poux. Oui je sais, ce sont des noms, mais quelque part, ce mot renvoie pour moi au monde de l’enfance, des cours d’école et des goûters à la boulangerie à la sortie des classes.
L’empire des sens
Personnellement, les premières pensées qui me viennent à l’évocation de ce mot sont de l’ordre des sensations, en particulier le toucher : un pull en cachemire, la fourrure d’un chat, la peau d’un nouveau-né, la sensation enveloppante de la couette, une brise légère un jour d’été, la chaleur d’un corps contre le sien. Le dictionnaire1 le confirme, puisque quand on y cherche le mot douceur, la première définition en est : « Qualité de ce qui est doux au goût » en opposition à l’amertume, puis « Qualité de ce qui procure aux sens un plaisir délicat. » On pense à la douceur d’un parfum, d’une musique et même à la fameuse « doulceur angevine » de Du Bellay2 pour qualifier le climat (exemple toujours emprunté au Petit Robert).
Quand je réfléchis à l’expression de la douceur dans mon quotidien me vient tout de suite l’image de mes matinées préférées, celles du weekend3, qui cochent toutes les cases de l’apaisement des sens. Je me lève, enfile un pull douillet ou un sweat-plaid, avale une ou deux tartines de Nutella, allume une bougie à la senteur boisée, lance une playlist sur Spotify type « Reading songs » ou « Piano ballads », me sert une tasse de thé fumante et me pelotonne sur le canapé avec un bouquin pour plusieurs heures, avec la lumière du matin qui envahit lentement le salon. C’est généralement le moment que choisit le chat pour venir s’étendre sur mes jambes ou sur ma poitrine et ronronner tout son soûl. J’ose à peine évoquer le feu de cheminée sur Netflix, car je sais que c’est une source de moquerie infinie de la part de ma famille qui me prend pour une bobo (que je suis). Inutile de préciser que je me rendors systématiquement, et me réveille la bave aux lèvres, histoire de casser un peu ce cadre idyllique.


Vous l’aurez compris, la douceur est dans le camp des plaisirs, des joies et satisfactions. Elle renferme plein de promesses, l’une de ses définitions dit justement « Impression douce, plaisir modéré et calme. » On parle aussi de « dolce vita » ou de « douceur de vivre », et le Petit Robert ne se prive pas de citer le « bien-être » ou le « bonheur » dans les synonymes. Pourtant, je nuancerais cette idée car je ne suis pas convaincue de l’absolue similarité entre « bonheur » et « douceur ». Je ne sais plus où j’ai lu dernièrement que le bonheur n’est pas la finalité de la vie qui consiste plutôt à traverser toutes les émotions, les bonnes comme les mauvaises. On peut bien sûr en débattre (d’ailleurs existe-t-il vraiment un but à la vie ?), mais ce n’est pas le sujet. Je pense seulement que même dans le chaos ou la tempête, même dans les moments les plus difficiles de la vie, la douceur peut exister, et je pense ici à la douceur qu’on se doit à soi-même.
La seule personne à qui vous devez de la douceur, c’est vous-même
Vous avez remarqué comme les professionnel·les de santé utilisent l’expression « prenez soin de vous » ? Quand on me dit cette phrase, j’entends « soyez doux·ces avec vous-même », ce qui est l’une des choses les plus difficiles à faire, en tout cas ça l’a été pour moi. On nous apprend à travailler dur pour atteindre nos objectifs (j’en parlais dans la dernière lettre), à tendre sans cesse vers la meilleure version de nous-mêmes, mais moins à se témoigner de la douceur, voire - soyons fous - de l’affection. Sans aller jusqu’à s’aimer soi-même, il s’agit de « faire avec soi », tel·le qu’on est, et pas tel·le qu’on pense qu’on devrait être. Il s’agit de s’adresser à soi comme on s’adresserait à son ou sa meilleur·e ami·e. Si votre ami·e vous raconte qu’iel a essuyé un gros échec dernièrement, vous n’allez pas lui dire qu’iel est nul·le. S’iel vous annonce une réussite, vous n’allez pas lui dire « c’est bien, mais tu peux viser encore plus haut ». Non, vous allez ouvrir le champagne ou apporter votre réconfort. Alors pourquoi serait-ce différent quand il s’agit de vous ?
J’ai plusieurs moyens au quotidien de me témoigner de la douceur. Déjà, j’essaie d’identifier cette voix intérieure négative quand elle s’exprime et de la rectifier en me rappelant que tout le monde fait des erreurs. Je me regarde de l’extérieur et essaie d’être indulgente avec moi-même. Ensuite, il s’agit principalement de me donner du temps : le temps de ne rien faire, le temps de profiter, le temps de me reposer, même quand ma to-do list déborde. Imaginez la scène décrite précédemment (le thé, le livre, le plaid, le chat, le feu de cheminée Netflix, tout ça) dans un appartement ressemblant à un chantier. Je n’ai plus aucun problème à prendre deux heures pour lire le matin avec des miettes plein la table, la litière à changer, de la vaisselle plein l’évier et il m’arrive même de devoir faire de la place sur la table ou le canapé pour trouver où m’installer, mais ce n’est pas grave car je sais que je gèrerai après. Je peux me coucher le soir avec l’appartement complètement en vrac et prendre mon temps le matin si j’en ressens le besoin, pour ensuite passer à l’action, et cela ne fait aucune différence pour personne, sauf pour moi qui me sentirais beaucoup mieux en ayant pris le temps de souffler.
Mon autre astuce c’est de bannir l’expression « il faut » de mon vocabulaire, ou plutôt de la remplacer par « j’aimerais » : cela me permet d’arrêter de me mettre la pression pour tout et d’identifier ce qui est vraiment important pour moi. « Il faut absolument qu’on envoie nos faire-part » devient « j’aimerais finaliser mes faire-part aujourd’hui car j’ai envie que tout le monde puisse être là à notre mariage », « il faut que je fasse du sport » se transforme en « j’aimerais me muscler pour passer plus de figures à la pole et ça nécessite du renforcement musculaire régulièrement », etc. Vous avez compris l’idée : vous faites les choses parce que vous en avez envie et pas par devoir. Ça peut sembler subtil mais personnellement ça m’a beaucoup aidée à faire le tri dans mes vraies priorités.
Et le stade ultime, quand mon rapport à moi-même ou au monde est compliqué, c’est de m’offrir un massage, un tour dans une librairie ou tout autre moment pour moi, l’idée étant de faire passer subtilement le message à mon cerveau que c’est important de prendre du temps pour soi quand on en ressent le besoin.
La douceur est politique
J’ai récemment testé un nouveau cours de yin yoga, qui est le type de yoga que je fais le plus : il s’agit d’une pratique très lente, avec des postures au sol tenues très longtemps, parfois jusqu’à cinq minutes, et souvent avec un soutien, l’idée étant d’être le moins actif·ve possible et de laisser son corps s’étirer et la gravité faire son travail en s’aidant de sa respiration. J’étais donc en position, et la prof nous guidait de sa voix en nous expliquant la différence entre l’énergie yin et l’énergie yang : l’immobilisme et le mouvement, la lenteur et la rapidité, la passivité et l’action et – ce qui m’a fait tiquer – le féminin et le masculin. Je me suis demandé dans quelle mesure le mouvement et l’action ne pouvaient pas être du côté féminin, puis j’ai compris : le yin yoga est une pratique très douce, et qu’on le veuille ou non, la douceur est plutôt associée dans l’imaginaire collectif aux femmes.
On peut entendre la douceur comme une qualité morale qui, toujours selon le dictionnaire, « porte à ne pas heurter autrui de front, à être patient, conciliant, affectueux. » Ses synonymes sont l’affabilité, l’amabilité, la bienveillance, la bonté, la clémence, la gentillesse : autant de qualités qu’on attribue souvent aux femmes (et qui sont toutes de genre féminin d’ailleurs), ce qui à première vue ne pose pas problème, si ce n’est que notre société a tendance à mettre les qualités masculines en avant, au détriment des qualités dites féminines. Pensons à la place du « care », ces métiers souvent féminins (infirmière, auxiliaire de vie, aide-soignante, puéricultrice…), essentiels et pourtant peu considérés et mal payés. Un autre exemple emprunté à la pop culture : la popularité du personnage d’Arya dans la série Game of Thrones, qui a beaucoup de qualités considérées comme masculines (elle sait manier les armes, se montre courageuse et téméraire), par rapport à sa sœur Sansa, qui fait preuve de beaucoup de patience et de résilience et qui reste à ce jour un des personnages les plus détestés malgré sa belle trajectoire au fil des saisons. Le dictionnaire ne s’y trompe pas : de qualité morale, on passe vite à l’expression « douceur de caractère » pour qualifier la “mollesse” ou la “faiblesse”. Mais n’est-il pas temps de réhabiliter ces qualités dites féminines et de leur redonner la place qui leur revient ?
Dans notre société où tout va très vite, où on attend de nous qu’on produise de la valeur, où on est poussés à être fort·e en toute circonstance, la douceur détonne, en ce qu’elle se place du côté de la lenteur et d’une certaine passivité. Revendiquer la douceur, c’est faire un pas de côté, prendre le contrepied de ce qui est attendu de nous. J’en veux pour preuve l’expression « médecine douce » comme alternative à la médecine traditionnelle, un sujet sur lequel j’aurais beaucoup à dire, et que je développerai peut-être dans une autre lettre, l’important ici étant de comprendre que la douceur se situe un peu en marge de la “norme” dans notre système. Ce n’est pas une qualité qu’on met très en avant, à l’inverse de sa consœur la « bienveillance », reprise partout et employée à toutes les sauces. Pourtant, si j’aime tant la douceur et que je la place au centre de mon quotidien, c’est que je pense important de revendiquer une certaine vulnérabilité, ainsi qu’un droit de prendre son temps voire même de perdre son temps. De là à dire que la douceur est politique, il n’y a qu’un pas que je franchis allègrement. Dans ce monde qui parait de plus en plus brutal, où on est confrontés tous les jours à la violence dans notre quotidien et dans les médias, où les gens ne se comprennent plus, il n’appartient qu’à nous d’essayer de faire différemment, d’adopter un autre modèle pour soi, d’opposer à la dureté qui nous entoure quelque chose de plus doux. Je crois même que c’est une question de survie.4
Et vous ? Quelle place prend-elle dans votre quotidien ? Vous êtes-vous déjà demandé quelle valeur vous placez au centre de votre vie ?
J’en profite pour vous remercier pour tous vos retours après la première lettre, j’espère que celle-ci vous plaira tout autant, et désolée pour ceux qui pensaient en recevoir une autre en début de mois, on part bien sur un rythme mensuel avec une lettre tous les 15 du mois (et pas tous les 15 jours).
Je vous souhaite de passer un joli mois, mais avec le changement d’heure et l’arrivée du printemps, il devrait être doux et je m’en réjouis d’avance.
A bientôt,
JL
PS : je glisse ici une pensée pour mes ami·es breton·nes pour qui la douceur n’est pas toujours bonne à prendre, surtout quand il s’agit de beurre.
Des mots et des images
Ce mois-ci, je suis allée voir les deux volets de Dune au cinéma. Et oui, je ne suis pas passée à côté de ce phénomène de début d’année ! Il faut savoir que j’ai un FOMO5 plus ou moins développé selon les sujets, mais typiquement j’ai du mal à passer à côté DU film, DU livre ou de LA série du moment, que tout le monde a vu et dont tout le monde parle. Alors que ma culture en science-fiction se limite à Star Wars et que je n’ai aucune attirance particulière pour ce genre, même si mon goût prononcé pour les dystopies pourraient me pousser à m’y intéresser plus, j’ai franchi le pas de passer 5h20 dans une salle de cinéma à découvrir ces deux volets, fortement encouragée par mon mari il faut bien le dire. J’y suis allée sans a priori : je n’avais lu aucun résumé, vu aucune bande-annonce et connaissais à peine le casting (je suis passée totalement à côté du phénomène Timothée Chalamet). Et j’ai adoré l’expérience. J’emploie ce mot à dessein, car on est littéralement plongés dans l’immensité du désert d’Arrakis, par des images impressionnantes sur fond de musique grandiose. Rien que pour cette identité visuelle et sonore marquée, les films valent le coup d’être vus, sur grand écran évidemment.
Pour la suite, mon avis est plus nuancé, et je vais essayer de développer sans spoiler. J’avoue qu’au bout de 30 minutes, je me suis un peu demandée ce que je faisais là, notamment quand un gros chauve en robe de chambre s’est mis à léviter comme si c’était absolument normal, mais je me suis vite laissée happer par l’histoire. Le premier film m’a notamment impressionnée par son efficacité narrative : il prend le temps de poser le décor, de mettre en place l’intrigue, d’introduire les personnages, leur relations et les réseaux d’influence, sans perdre le public, ni l’ennuyer, alors même que l’univers de Dune est immensément complexe. Toutes les dimensions sont explorées : l’écologie, l’histoire, la religion, la politique, et le tout fonctionne remarquablement bien. Une vraie masterclass.
Le deuxième film continue sur cette lancée, en tout cas dans sa première moitié. Je suis plus réservée sur la fin, justement d’un point de vue narratif. Le film prend énormément de temps à introduire de nouveaux personnages ou des thématiques sans finalement les exploiter alors qu’en parallèle des développements qui mériteraient plus de tension sont un peu précipités. A la fin le film devient un peu sa propre caricature : je n’en pouvais plus des longs plans sur Timothée Chalamet au sommet d’une dune, le visage fermé et la musique grandiloquente, et j’avoue avoir levé les yeux au ciel plusieurs fois. J’ai su par la suite que des changements avaient été effectués, notamment la trajectoire de certains personnages principaux, par rapport aux romans, ce qui explique en partie les maladresses narratives.
Car oui, si vous l’ignoriez, le cycle Dune est à l’origine une série de six romans écrits par Frank Herbert, ensuite complété par d’autres œuvres, et c’est bien ce qui fait sa force. Je suis sortie de cette deuxième séance mitigée, mais j’ai passé toute la soirée et les jours suivants à me renseigner sur l’univers, qui m’a passionnée. J’ai compris que ce qui se passe en quelques mois à l’écran prend plusieurs années dans le livre, et le choix d’une trilogie au lieu de deux films aurait sans doute permis d’éviter cette impression de précipitation. C’est donc une réussite de mon point de vue, car je n’ai maintenant qu’une seule envie : découvrir les romans. On m’a dit que les deux premiers étaient assez accessibles, et que ça se corsait au troisième, affaire à suivre… En attendant, un troisième film couvrant le deuxième tome serait déjà en préparation.
Roman : Dune, de Frank Herbert (1965)
Films : Dune (2021, rediffusé au cinéma en 2024) et Dune : deuxième partie (2024), réalisés par Denis Villeneuve.
En l’an 10191, dans un univers interstellaire féodal, la famille Atréides est nommée par l’Empereur pour reprendre la gestion de la planète Arrakis, aussi nommée “Dune” pour son climat désertique et inhospitalier. L’enjeu est grand car Arrakis est la seule planète où on trouve l’Epice, une substance de grande valeur car nécessaire pour les voyages interstellaires. Le duc Atréides s’installe donc sur la planète, avec sa femme Jessica, membre de la sororité religieuse Bene Gesserit, et leur fils Paul Atréides. La Maison Harkonnen, famille rivale qui administrait jusqu’ici la planète, n’apprécie pas être remplacée et n’a pas l’intention de faciliter la transition. D’autre part, les Fremen, peuple autochtone vivant dans les profondeurs du désert, voient d’un très mauvais œil l’exploitation de l’Epice, qu’ils considèrent comme sacrée car produite par les vers géants des sables, qu’ils vénèrent. Depuis des siècles, le peuple Fremen attend la venue d’un prophète, qui les guidera et libèrera leur planète.
Le Petit Robert 2010, qu’on m’a offert après le bac.
Tiré du poème “Heureux qui comme Ulysse”, Les Regrets (1558).
De certains weekends seulement, je ne vis pas dans un téléfilm de Noël malheureusement.
Mais attention, vous avez aussi le droit d’être en colère et de vouloir faire la révolution, ça n’est absolument pas antinomique. Au contraire, c’est en étant doux avec soi qu’on peut ensuite trouver le courage et l’énergie de faire bouger les choses.
“Fear of missing out”, littéralement “peur de rater quelque chose”, une peur constante de manquer une nouvelle importante ou un autre événement quelconque donnant une occasion d'interagir socialement
Les « petits » riens qui sont tout, le mois dernier
La douceur ce mois-ci
Tout ça me parle tellement !
Franchement, j'adore te lire ! Vivement le prochain 15 et en attendant doux mois 😘