Pensées de voyage
Aujourd’hui je vous emmène en voyage dans mon cerveau, lui-même en voyage aux Etats-Unis.
Je vais vous faire un aveu : je manque de temps pour rédiger une lettre digne de ce nom. La raison ? Je viens de passer trois semaines et demi en voyage aux Etats-Unis, avec des journées chargées, entre randonnées dans les parcs nationaux et heures passées en voiture pour rejoindre les différentes étapes de notre road trip. J’ai enchaîné sur LE concert de l’année (je parle de Taytay évidemment) et il se trouve que j’ai été sélectionnée pour faire partie du jury du prix du roman Fnac. Me voilà donc avec un mois de travail à rattraper, six romans à lire en quelques semaines, des ami·es à retrouver et une newsletter à rédiger.
J’ai bien pensé sortir de mon chapeau un texte déjà écrit, puis je me suis dit : et si je vous emmenais en voyage avec moi, c’est-à-dire dans les notes de mon téléphone sur cette période ? Comme il se passe beaucoup de choses dans ma tête, j’ai l’habitude d’écrire mes pensées et réflexions sur mon téléphone, de manière très brute. Parfois je les retravaille et elles deviennent des textes, mais le plus souvent elles restent telles quelles. Je retranscris donc ici mes notes du 08 au 31 mai, dans l’ordre dans lequel je les ai écrites. Je les ai évidemment délestées de tout ce qui est trop intime et qui ne regarde que moi, et un peu retravaillées pour les rendre plus compréhensibles et moins fouillis. Alors je vous souhaite la bienvenue dans ma tête.
08 mai, quelque part dans les airs
On a survolé le Groenland, et la blancheur des nuages semblait bien fade par rapport au blanc scintillant des montagnes.
A proximité de moi dans l’avion se trouve un groupe de quatre femmes d’un certain âge comme le laissent penser leurs chevelures blanches. Elle portent des vêtements confortables mais très stylés, et en les écoutant j’ai l’impression d’entendre un groupe de lycéennes voire collégiennes. Elles parlent et rient bruyamment, commandent du vin et trinquent. Après le repas, alors que les estomacs sont repus et les casques vissés sur les oreilles, les lumières se tamisent et l’équipage nous invite à fermer les stores pour privilégier le repos, mais elles ne l’ont pas décidé ainsi. Elles sont trois dans une rangée, et l’une d’elle est seule sur la rangée d’avant, coincée entre le hublot et deux inconnus, alors elle reste un long moment debout dans le couloir à côté de ses amies pour prolonger la rigolade. « Tu me fais pleurer de rire » lui lance l’une d’elle. Je n’entends pas le contenu de leurs discussions mais la joie qui émane d’elles est contagieuse, et le mot « sororité » me vient en tête. Sachant que notre avion continue jusqu’à Tahiti après San Francisco, je ne peux m’empêcher d’imaginer ces quatre amies en maillot de bain sur une plage sous un cocotier, des cocktails à la main et riant toujours aussi fort. Un peu comme si les personnages de Sex & the City se retrouvaient des années plus tard. Je souris en imaginant d’éventuels maris laissés en France. Le clou du spectacle ? Quand la quatrième a voulu regagner sa place sans déranger ses voisins et a entrepris d’escalader les sièges pour les enjamber, avec une souplesse étonnante. Je rêve d’être une vieille dame comme ces quatre là : les cheveux blancs, entourée de mes amies, la joie de vivre communicative et sans le souci du regard des autres.
10 mai, San Francisco
J’ai été surprise par le contraste entre l’horreur des cellules de la prison d’Alcatraz et la beauté du rocher, rempli de fleurs et d’oiseaux multicolores. Puis en regardant les détails des reconstitutions des cellules, j’ai compris. Ici ou là, des pinceaux, des instruments de musique, du papier et des crayons, des livres ; bref beaucoup de prisonniers créaient. L’histoire d’Elliott, le prisonnier devenu jardinier à Alcatraz, achève de me convaincre : c’est la beauté qui sauve de la folie. Ou l’art. La cour extérieure me fait dire que le sport peut sans doute aussi jouer ce rôle.
11 mai, Parc national de Yosemite
Les cinq images que j’aimerais garder en tête toute ma vie :
Allongée contre mon amoureux pour une pause bien méritée, à côté de l’immense chute d’eau du Nevada qui nous rafraîchit parfois de sa brume au gré du vent
Au détour d’un virage en randonnée, tomber sur une cascade vue d’en haut, si impressionnante
Passer un moment au bord du Mirror Lake, assise au bord de l’eau, perdue dans la contemplation du soleil qui se reflète sur l’eau, des enfants qui jouent et de l’immensité de la falaise au-dessus
Par la fenêtre de la voiture, je cherche dans le paysage qui défile la cascade du Voile de la Mariée, et quand je l’aperçois furtivement entre deux arbres, elle m’offre un fabuleux cadeau : un arc-en-ciel à son pied, comme dans les histoires d’enfants
La fameuse vue du tunnel, qui regroupe tout ce qui fait Yosemite, comme un condensé des deux jours passés à explorer le parc
13 mai, Parc national de Sequoia
On l’espérait autant qu’on le craignait : aujourd’hui on a vu un ours dans son milieu naturel. « I’m glad you saw a bear doing bear things and not people things like driving or eating trash » m’a dit la dame du musée du parc.1
14 mai, Bakersfield
Je crois que le voyage a tout à voir avec l’imagination.
Je me suis demandée ce qui fait qu’on aime tant voyager. On dit souvent que c’est la découverte d’autres cultures mais je crois qu’en faisant du tourisme, on ne voit que le haut de l’iceberg de ce qui fait l’âme d’une région ou d’un pays. Je n’ai pas la prétention de croire que je connais un endroit et la manière dont on y vit en le visitant quelques jours. Non, ce qui s’active dans mon cerveau quand je voyage, c’est mon pouvoir de projection. En Californie, j’imagine ce que serait ma vie si j’étais née dans une famille américaine. Aurais-je aimé porter un uniforme pour aller à l’école ? Aurais-je eu un chien comme – il me semble - tous les habitants de San Francisco ? Ou serais-je toujours une « cat person » ? Serais-je différente ? Plus sportive ? Moins casanière ? Quelles études aurais-je suivi, et quel métier aurais-je exercé ? Quel serait mon style vestimentaire ? Mes auteurices favori·es ? Serais-je une adepte de la musique country ? Tant de choses à imaginer, comme un scénario de roman à portée de main.
15 mai, Vallée de la Mort
Dans le cas des Etats-Unis, on a l’impression de savoir à quoi s’attendre, on a l’impression de connaître les lieux avant de les avoir parcourus. On s’est construit une image mentale à force de baigner dans la culture américaine, omniprésente dans le monde occidental, que ce soit dans les films et séries, ou bien dans les livres. C’est cette rencontre entre nos images mentales et la réalité qui produit cette émotion si particulière, comme si on redécouvrait un lieu connu dans une autre vie. On associe à nos images des odeurs, des sensations, des souvenirs. Parfois les lieux sont si semblables à ce qu’on avait imaginé qu’il se produit une impression d’irréalité (suis-je vraiment là ?) ; et d’autres fois la réalité surprend. Ça a été mon cas quand le désert de chaque côté de la route qui mène à Death Valley s’est empli de fleurs rouges. Je n’avais jamais vu ça, et je n’aurais pu l’imaginer : comment penser qu’un désert peut être fleuri ? Je crois que c’est une des plus belles choses que j’ai vues dans ma vie.
15 mai, Las Vegas
Les Américains tirent-ils leur personnalité de ce qui les entoure ? Ça expliquerait leur propension à la démesure, tant les paysages qu’on croise ici sont immenses.
Je me souviens de ma Mamie qui disait qu’il fallait écouter de la musique française, au risque de voir notre langue disparaître. J’ai écouté beaucoup de musique américaine, mais j’ai lu beaucoup d’auteurices français·es. J’imagine que ça compense.
16 mai, Parc national de Zion
Qu’existe-t-il de plus émouvant que de voir des étoiles dans les yeux émerveillés de la personne qu’on aime ?
17 mai, Parc national de Bryce Canyon
Beaucoup cherchent des vues époustouflantes, ou à voir des animaux dans leur milieu naturel. Certains cherchent des sensations, d’autres des ennuis. Depuis que j’ai vu des fleurs rouges dans le désert, moi je cherche dans chaque endroit ces petites taches de couleurs vives au milieu du sable ou des rochers. Je collectionne les images mentales et les photographies de ces fleurs, beautés furtives souvent discrètes.






18 mai, Parc national de Bryce Canyon
Je découvre le plaisir de voir des animaux dans leur milieu naturel, et non dans un zoo, et chaque rencontre impromptue me provoque une grande émotion. Je retrouve dans l’écureuil qui se passe la patte sur le museau des attitudes de mon chat.
19 mai, Parc national des Arches
J’ai toujours beaucoup aimé les corbeaux, encore plus depuis que je vis à Paris. Ces oiseaux ont une grâce, une majesté bien différente des médiocres pigeons parisiens. Leur taille, le noir brillant de leur plumage et la beauté de leurs courbes harmonieuses se finissant en un long bec pointu m’ont toujours impressionnée. Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir qu’ils sont si nombreux dans la campagne américaine (et beaucoup plus imposants que leurs comparses français) ? En les observant planner au-dessus des canyons, je me dis qu’ils n’ont rien à envier aux rapaces.
23 mai, Route 66
Aujourd’hui j’ai vraiment compris ce que signifiait l’expression « Amérique profonde ». On a traversé des endroits qui semblaient isolés de tout, très éloignés de la petite ville la plus proche. Des vastes plaines remplies de rien du tout, si ce n’est une ligne droite de route qui les traversent. L’horizon à perte de vue, et parfois, une maison. Pas en bord de route, non. Car si on regarde bien, de cette route bien droite partent parfois des petits chemins, presque imperceptibles, qui j’imagine mènent à ces maisons. Je parle au pluriel, mais les lotissements sont rares et les maisons souvent seules. Je parle de “maisons” mais je pourrais aussi bien dire caravane ou cabin, comme ils disent ici. J’ai vu un bus scolaire sur une route de campagne sans trop comprendre ce qu’il faisait là, jusqu’à ce qu’il s’arrête en bord de route et qu’un petit garçon en descende, sac sur le dos, pour s’enfoncer dans la plaine. C’était flagrant sur la route 66, quand nous nous sommes arrêtés dans des magasins de souvenirs qu’on pourrait croire très fréquentés – et qui le sont sûrement – ce qui n’empêche pas leurs propriétaires de vivre dans des petites cabanes à côté de leur shop.
25 mai, Anaheim
Je suis en terrasse d’une brasserie où nous nous sommes arrêtés goûter les bières, comme à notre habitude, en grignotant une pizza beaucoup trop chère. Je regarde autour de moi, et je me sens presque comme à la maison, c’est-à-dire dans mon bar à bière du 19ème arrondissement. Ici à Anaheim, c’est un peu la proche banlieue de Los Angeles, et les gens autour de moi nous ressemblent. C’est le weekend du Memorial Day, avec un lundi férié, et sur la grande table à côté de nous s’est rassemblé un groupe d’ami·es. Iels ne se font pas la bise mais des accolades à l’américaine, pourtant iels pourraient être nous, c’est-à-dire mes ami·es et moi, quand nous nous retrouvons un après-midi au bar à bière pour refaire le monde. Nous dans quelques années, puisque des poussettes et des rires d’enfants ponctuent leurs conversations enjouées. J’ai presque envie d’aller leur parler, leur demander dans quoi iels travaillent, comment iels se sont rencontrés, s’iels viennent souvent ici. Je crois que mes ami·es me manquent.
26 mai, Los Angeles
La casquette vissée sur la tête, lunettes de soleil sur le nez, gobelet de cold brew à la main et chaussées de petites baskets, je m’imagine vraie Californienne tandis que je déambule sur Venice Beach, mais l’attention que je porte aux skateur·euses, sportif·ves, promeneur·euses autour de moi trahit mon ADN de touriste. Je suis définitivement une parisienne du canal de l’Ourcq, mais le temps de quelques jours, j’aime faire semblant et m’imaginer une autre vie.
27 mai, Los Angeles
Il est très tôt le matin quand nous montons dans le métro et nous mettons un peu de temps à réaliser que nous sommes les seuls de toute la rame à ne pas être des sans-abris, jusqu’à ce que la sécurité intervienne pour vider l’intégralité du wagon. Comme à San Francisco, la pauvreté est partout, au détour d’une rue ou aux alentours des transports publics. Nous vivons pourtant à Paris et nous pensons habitués à côtoyer la misère, mais c’est difficile à expliquer : ici les SDF errent sans but, l’esprit ailleurs, et parfois manifestement en très mauvaise santé. Ici les inégalités nous tordent le ventre plus qu’ailleurs. Ce sont celleux que le rêve américain a laissé de côté.
29 mai, Pismo Beach
Je réalise que les Américains construisent plat. Quand on pense Etats-Unis, on visualise les gratte-ciels de New York, mais c’est une exception. Les motels et leurs chambres en enfilades le montrent bien : il y a tellement d’espace que pourquoi s’embêter à empiler les étages ?
31 mai, Monterey
Je bois mon café-pipi-de-chat en regardant un lion de mer se la couler douce sur la plage, et l’espace d’un instant je suis Nicole Kidman ou Reese Witherspoon dans Big Little Lies, sauf que je ne viens pas de déposer mes enfants à l’école, je sors d’une sortie en bateau pour admirer les baleines à bosse et je prends l’avion dans quelques heures.
Sur ce, je vous souhaite un très beau mois. Merci d’être toujours plus nombreux·ses à me lire. Profitez du soleil enfin réapparu, accordez-vous de la douceur pour l’arrivée de l’été et n’oubliez pas d’aller voter.
A bientôt,
JL
Les mots des autres
Le souvenir que je garde de cette traversée est celui de ces jours de plénitude où la flamme chaude de joie qui brûle en nous dévore et résume en elle paisiblement toutes choses, semble s’allumer, comme au foyer d’une immense lentille, à la seule transparence du ciel et de la mer.
“Le Rivage des Syrtes”, Julien Gracq (1951)
“Je suis ravie que vous ayez vu un ours qui faisait des choses d’ours et pas des choses d’humains comme conduire une voiture ou manger dans les poubelles.”
Un bien beau résumé de ce merveilleux voyage. Je reconnais bien ta « patte ».
Continue comme ça.
Bises