Cette lettre trouve son origine dans un moment de vie qui m’est arrivé il y a quelques semaines, alors que je discutais avec une collègue lors d’un pot d’entreprise. Attablées en terrasse sur un bout de trottoir, nous faisions en quelque sorte connaissance puisque nous n’avions jamais vraiment eu l’occasion de discuter hors du travail. Jeune diplômée et arrivée récemment dans l’équipe, elle me parlait de ses études et de son minuscule studio parisien quand je lui ai demandé si elle avait grandi à Paris. « Oh non ! », m’a-t-elle répondu avant d’ajouter qu’elle avait grandi à la campagne, suivi d’un « mes parents sont agriculteurs » sur lequel je me suis exclamée « Oh moi aussi ! ». J’ai alors vu son regard s’illuminer, sans doute en miroir du mien, un sourire s’est dessiné sur nos deux visages et elle m’a tendu la main que j’ai serrée sans hésiter sans avoir besoin de dire un mot, sous les regards perplexes des personnes autour. Malgré les dix années qui nous séparent, nous nous étions reconnues. Je vous passe la suite de la discussion sur les cultures respectives de nos parents ou les spécificités de nos deux régions car ces différences importent peu à côté de ce qui nous réunit : une arrivée dans la capitale à la vingtaine après une enfance à la campagne, qui plus est dans une ferme. Dans ma dernière lettre, j’ai brièvement parlé de mon arrivée à Paris, mais je voulais approfondir ici mon rapport à la ville, car contrairement à beaucoup de personnes ayant grandi à la campagne et ne rêvant que d’y retourner (et ne parlons pas de celleux ayant vécu en bord de mer), je me sens profondément citadine.
Grandir à la campagne
Vous me connaissez, j’adore définir les termes (merci les dizaines de dissertations rédigées en l’espace de quelques années), mais j’ai été assez déçue de chercher le mot campagne dans le dictionnaire.
Campagne (nom féminin) :
1. Grande étendue de pays plat et découvert (par opposition à la montagne, le bord de mer, la ville).
2. Paysage rural de champs et d’habitations groupées.
3. Terre cultivée, hors d’une ville.
4. Ensemble des lieux fertiles, agricoles et forestiers, hors des villes.
(Le Robert)
Étant donné que j’ai grandi en Beauce, je connais bien la notion de « pays plat ». Pour autant, il me semble que ces définitions expriment plus ce que n’est pas la campagne – à savoir, pas la ville – que ce qu’elle est. Si on prend le parti des données chiffrées en réfléchissant en termes de densité de population, de surfaces cultivées ou de répartition des activités on s’approche sans doute plus de mon expérience d’enfant. Cela dit, loin de moi l’idée de vouloir décrire ici la vie à la campagne de manière générale, seulement la mienne, quand j’étais enfant et adolescente, et je dois dire qu’elle s’apparente pas mal à une image d’Épinal.
Grandir à la campagne, c’était construire des cabanes dans le pré, faire du radeau dans la rivière, jouer à cache-cache dans le jardin. Je souris à cette phrase car vivre dans une ferme, c’était précisément utiliser les mots « pré », « rivière » ou « jardin » quotidiennement. Surtout, c’était jouir d’un espace presque sans limite : pouvoir faire du vélo dans la cour ou courir dans l’herbe, se dépenser sans même avoir à sortir de chez soi. Ouvrir les volets le matin sur une étendue de champs et une ligne d’horizon lointaine, avec une part immense laissée au ciel dans son champ de vision. Pendant longtemps, ces grands espaces ont constitué ma réalité, la seule que je connaissais : invitée à jouer chez mes copines, je trouvais leur maison toute petite. Un comble quand mon appartement d’aujourd’hui est à peine plus grand que ma chambre d’alors ! Cette vie était marquée par la communauté du village dans laquelle mes parents s’impliquaient beaucoup : de la fête foraine annuelle avec son manège et ses auto-tamponneuses sur la place au feu d’artifice et bal du 14 juillet, j’étais sûre de toujours les trouver à faire le service à la buvette, sans oublier la kermesse de l’école, une école étalée sur trois villages adjacents, dans laquelle mon père et mes tantes, et avant eux mon grand-père, avaient étudié, car dans mon cas, cette vie à la campagne était profondément liée à ma famille qui vivait non loin. Nous croisions ma grand-mère au marché, elle déjeunait souvent chez nous le dimanche et passait régulièrement pour le goûter. Les repas de famille rythmaient l’année, pour Pâques, Noël ou les anniversaires et mes cousin·es du Sud venaient passer les vacances d’été chez nous. D’un point de vue pragmatique, la voiture constituait notre moyen de transport principal, pour aller acheter du pain, faire les courses au supermarché, chez le coiffeur, au sport… partout, sauf chez ma meilleure amie où j’allais en vélo presque tous les weekends puisqu’elle vivait dans la ferme voisine. Il y avait aussi les animaux, ceux du passé dont il ne restait que quelques traces à travers les pancartes des prénoms des vaches dans le garage et ceux avec qui nous cohabitions, une grande chienne et une chatte caractérielle, sans oublier le petit troupeau de mouton et même des poules de temps à autre. Les quelques fois où nous avons nourri au biberon un agneau rejeté par sa mère dans l’espoir de le sauver fait partie des souvenirs que nous aimons le plus nous remémorer avec mes frères. Je n’embellis pas le tableau, j’ai réellement eu une enfance très lumineuse.
Vivre à la campagne ne veut pas forcément dire être isolé·e. Au contraire, l’école, les livres, les actualités, la télévision puis internet me donnaient une grande ouverture sur le monde. La programmation culturelle d’une grande qualité de la ville voisine m’a permis d’assister à des concerts et des pièces de théâtre et mes tantes se sont chargées de nous faire visiter tous les châteaux de la Loire. Pourtant, parfois, je me sentais un peu à l’étroit dans cet endroit où tout le monde se connaît. Vivre dans un village veut dire côtoyer les mêmes camarades durant toute sa primaire, les retrouver au collège puis au lycée, même si à chaque changement d’établissement, le cercle s’ouvre un peu plus. Ça signifie donc parfois continuer de croiser quotidiennement des personnes qui nous ont blessées. C’est aussi être éternellement « les enfants de » ou « les petits-enfants de ». A une époque, mon frère ne pouvait pas faire un pas dans le village sans que des gens (plutôt vieux) qu’il ne connaissait même pas l’appellent par son nom de famille, tant il était la parfaite copie de mon père à son âge.
Pour moi, ça prenait la forme d’un sentiment diffus. J’ai passé une grande partie de mon enfance à rêvasser et souvent et de manière très floue, je me visualisais ailleurs, sans savoir trop où. Je le fais toujours aujourd’hui : j’adore m’imaginer dans d’autres vies. Comment serais-je si j’étais devenue libraire dans une petite ville ? Si j’étais née Américaine en Californie ? Si j’étais une écrivaine à succès ? Si j’étais partie vivre à l’étranger ? Si j’avais fait d’autres choix ? Adolescente, je m’imaginais parfois dans un scénario digne du Diable s’habille en Prada. Devenue une business woman, sûrement rédactrice dans un magazine (car quel·le enfant rêve de faire des chiffres dans des tableaux Excel, sérieusement ?), perchée sur des talons hauts et zigzaguant entre les buildings new-yorkais pour rejoindre mes ami·es et mon sexy boyfriend sur un rooftop. Une imagination sans limites qui peut-être dessinait en creux ce qui se profilait pour la suite.
Découvrir la ville
Après le collège, j’ai voulu suivre une section européenne et cela impliquait de ne pas aller dans mon lycée de secteur, mais dans une ville un peu plus grande et éloignée. Peut-être l’idée d’apprendre l’anglais de manière approfondie m’a paru une bonne idée pour m’approcher de mon fantasme de femme d’affaires, cependant il est plus probable que j’aie voulu fuir tout ce qui me rattachait au collège, qui figure parmi l’une des pires périodes de ma vie. Je peine encore à comprendre cet élan qui m’a poussée à partir dans un lycée où je ne connaissais absolument personne mais je me rappelle ma détermination sans faille pour arriver à mes fins, entre lettres de motivation et stratégies de choix d’options, avec succès puisqu’en septembre, pétrifiée par le stress, j’ai fait ma rentrée en seconde dans le lycée de centre-ville que je visais. Encore une fois, le décalage entre la jeune fille que j’étais alors et l’adulte d’aujourd’hui me fait sourire : il s’agissait d’une petite ville d’environ quarante mille habitants mais ce fut ma première expérience de citadine, même si je dois admettre que ma vie se déroulait majoritairement dans l’espace contenu du lycée et de l’internat, duquel je ne sortais que le mercredi après-midi pour faire les boutiques (un bien grand mot avec mon petit argent de poche, disons que je flânais dans les boutiques). En vérité, j’étais très casanière et je le suis restée : je n’éprouvais pas le besoin de sortir beaucoup de ces espaces ou même de manger à l’extérieur alors que j’avais le self matin, midi et soir. Étudier, lire ou refaire le monde avec mes copines dans les quelques mètres carrés de nos chambres me suffisaient et le weekend, j’étais heureuse de retrouver la maison de mon enfance et sa connexion internet pour écrire sur mon blog1. Pour autant, je me rappelle de mon excitation du mois de décembre quand nous passions nos mercredis en centre-ville pour trouver des cadeaux de Noël pour nos proches ou des fins de journée où je raccompagnais à la gare mes copines qui n’étaient pas internes. J’étais profondément intriguée par leur quotidien, elles qui prenaient le train matin et soir pour venir au lycée, quand elles étaient ébahies par ma capacité à supporter la vie en dortoir. Le lundi et le vendredi, je venais en voiture en conduite accompagnée (merveilleux souvenir) (non) et la première fois que j’ai expérimenté les transports en commun, c’était pour aller passer le bac dans un lycée voisin. Les circuits de bus urbains m’étaient tellement inconnus que je me suis entièrement reposée sur mes copines de l’internat pour organiser le trajet. J’ai quand même un peu expérimenté le car allant de ma campagne à la ville pour aller voir mes amies le weekend, quand j’ai commencé à sortir, mais vous l’aurez compris, je n’ai fait qu’effleurer la vie en ville pour cette première expérience.
Après le bac, je suis rentrée en classe préparatoire dans une ville un peu plus grande d’environ cent mille habitants et pour le coup, ma vie a vraiment changé. J’avais espéré faire une colocation avec une de mes amies mais je n’ai pas eu mon premier vœu et nous sommes allées dans deux villes différentes (l’époque bénie d’Admission Post Bac) (encore non) et je n’ai pas été prise à l’internat. J’ai alors emménagé seule dans mon premier appartement à dix-huit ans et dès le deuxième soir, j’étais dans un bar pour la soirée d’intégration. J’ai vraiment commencé cette année-là à expérimenter ce qui fait la vie en ville : le cinéma, le théâtre (j’y allais tous les mois car j’avais un abonnement), les bars et les quelques boites de nuit, les supermarchés, les McDo du dimanche soir ou les kebabs de la flemme, les après-midi shopping (avec un budget un poil plus conséquent) mais surtout… des heures et des heures et des heures à travailler et réviser qui me laissaient en vérité peu de temps pour tout le reste. Si j’ai fréquenté les espaces de la ville avec mes copines, seule, je restais extrêmement casanière. C’est simple, je n’ai jamais fait une balade en ville seule juste pour me balader et non pour rejoindre quelqu’un·e ou rentrer chez moi après une soirée2. Quand je ne rentrais pas chez mes parents le weekend, j’étudiais et je regardais des séries. Je prenais le bus le vendredi et dimanche soir pour rejoindre le lycée mais je me tenais assez éloignée des transports en commun jusqu’à ce que j’approche de la fin de mes deux ans de prépa. J’ai alors pris trois fois le train pour aller à Paris : deux fois pour un concert ou une soirée et une fois pour les portes ouvertes de ma future fac et c’est vraiment là que j’ai commencé à entrapercevoir un nouveau monde.
Devenir Parisienne
Quand j’y repense, j’ai la sensation que j’ai commencé à être la personne que je suis maintenant à mon arrivée à Paris. J’ai déjà raconté dans ma dernière lettre à quel point côtoyer au quotidien tous ces monuments de carte postale me ravissait mais ce qui a vraiment changé ma vie, c’est le métro3. Alors que j’avais plus ou moins fui les transports en commun jusque-là, j’ai dû apprendre à me déplacer tous les jours dans les souterrains parisiens sur ces lignes colorées. Instant boomeuse : à cette époque, je n’avais ni l’application RATP, ni Google Maps sur mon téléphone alors je prévoyais mon trajet la veille et je dessinais des plans sur des papiers que j’emmenais avec moi pour être certaine de réussir à aller de la station de métro à ma destination. Bien que ce soit fastidieux, j’y ai pris goût et j’ai commencé à parcourir la ville en long, en large, en travers et à faire de grandes balades seule ou accompagnée. Ces années-là, j’ai oublié que j’étais casanière : j’avais soif de Paris. Je voulais être de tous les événements, j’ai enchainé les musées et les expositions, testé des brunchs, assisté à des émissions de télévision, au salon du Livre, à des concerts gratuits, des séances de dédicace, les illuminations des Champs Élysées pour Noël et que sais-je encore. Je tenais une liste de tous les monuments ou lieux à voir et cela m’a occupée quelques années. Bien sûr, j’avais mes lieux préférés où je me rendais encore et encore et pour la première fois de ma vie, je ressentais un attachement profond, presque viscéral, à l’endroit où je vivais. En rentrant de weekend le dimanche soir, la vue de la Seine depuis le métro aérien me procurait une sensation agréable dans le cœur, un apaisement qui murmurait à mon oreille « home sweet home ». Très vite, je me suis sentie à ma place dans cette ville. Chez moi.
Je suis devenue Parisienne comme on tombe amoureuse. Les élans passionnels des débuts ont laissé place à une douce routine. Je me suis souvenue que j’étais casanière et j’ai arrêté de vivre à cent à l’heure pour adopter une vie de quartier, finalement semblable à celle que j’aurais pu mener dans une ville plus petite, mais ce goût de la ville, c’est bien la capitale qui me l’a donné, au point que j’ai du mal à m’imaginer vivre ailleurs aujourd’hui. Bien sûr, en m’installant ici il y a quinze ans, je pensais que c’était du provisoire, une expérience à vivre le temps des études puis du premier travail. Comme beaucoup de celleux qui ont grandi en Province, je me disais que ce n’était pas une ville pour élever des enfants, mais entre-temps je n’ai eu ni enfant, ni second travail puisque je bosse dans la même entreprise depuis des années et j’ai non seulement rencontré des personnes ayant grandi à Paris ou en proche banlieue qui n’en semblaient pas malheureuses, mais aussi des jeunes parents épanouis qui m’ont fait dire que c’était possible voire même attrayant. Evidemment, depuis que j’ai passé la trentaine et au vu du prix au mètre carré, comme tou·tes mes ami·es, je me pose la question de quitter Paris. Je liste les pour et les contre, les critères d’un éventuel nouveau lieu de vie mais en vérité j’ai du mal à me projeter car mon amour pour la capitale n’a jamais faibli.
Plus que tout, devenir Parisienne m’a donné la sensation de faire tomber mes œillères. Vivre dans une si grande ville, c’est croiser la misère tous les jours, passer quotidiennement devant des dizaines de personnes qui font la manche, slalomer entre les tentes de réfugiés en rentrant de soirée ou tenter d’éviter les endroits remplis de toxicos. C’est passer d’un arrondissement très populaire à un quartier riche voire ultra-riche, d’un extrême à l’autre en quelques stations de métro. Vivre à Paris signifie ne pas pouvoir détourner le regard de cette réalité qu’on connait en théorie mais qui reste vague tant qu’on ne l’a pas expérimentée. C’est aussi avoir la sensation d’être au centre de la vie politique, là où tout se décide : une impression que j’ai moins maintenant mais qui était très forte quand je suis arrivée en 2011, alors que la campagne présidentielle battait son plein et que les quotidiens d’information étaient encore distribués gratuitement dans le métro. Bien que je passe mes journées à étudier les virgules chez Racine ou à traduire des textes latins, je ne me suis jamais sentie comme appartenant autant au monde et ce sont ces mêmes années qu’est né mon féminisme, aujourd’hui partie intégrante de mon identité. En un mot, Paris m’a politisée.
C’est évidemment une ville de paradoxe : alors que nous sommes des centaines à vivre dans un même endroit et que nous ne pouvons faire un pas sans être entouré d’une foule de personne (testez un parc parisien un weekend ensoleillé de printemps), je retrouve peu l’esprit de communauté que j’ai expérimenté petite. Je me demande parfois si cela me manque car j’aime la sensation d’être anonyme et de me fondre dans le décor. De pouvoir aller courir dans un parc ou sortir acheter une baguette en pyjama sans prendre en considération les regards des autres puisqu’ils sont inconnus. J’adore l’idée terriblement cinématographique selon laquelle des centaines de vies se croisent dans un même immeuble ou une même rame de métro, comme dans le cliché du quai de gare ou du hall d’aéroport4. Echanger un sourire dans un trajet matinal ou écouter un musicien jouer dans les souterrains du métro sont de véritables moments de grâce. Paris me donne la sensation de faire partie d’une humanité.
Et ensuite ?
J’ai conscience que ma vision est biaisée tant la campagne est associé à mon enfance et la ville à l’adulte que je suis devenue. Mon emménagement à Paris a coïncidé avec mes années de construction et j’aime à penser que le féminisme aurait fait son chemin quel que soit l’endroit où j’aurais vécu. Je me serais sans doute politisée quoi qu’il en soit, car devenir adulte oblige à regarder la vie telle qu’elle est, à laisser derrière soi le confort de l’enfance et à tenter de comprendre le monde. Je ne suis pas non plus idéaliste : je vis maintenant dans une ville de proche banlieue à l’image très populaire mais en réalité en pleine gentrification et terriblement bobo. Je sais qu’il existe des frontières dans la ville, que la diversité s’apparente souvent à un mirage. Vivons-nous vraiment ensemble ou seulement côte à côte ?
Paradoxalement, j’ai l’impression de mener une vie plus simple en ville, premièrement parce que la voiture est complètement absente de mon quotidien mais aussi car les grands espaces me donnent maintenant le tournis. Ma vie entière est contenue dans quarante mètres carrés (+ une cave) et même si je ne serais pas contre quelques mètres carrés supplémentaires, je me demande ce que je ferais d’une maison ou d’un jardin. Habiter dans un petit espace oblige à ne garder que l’essentiel. Une vie à cent à l’heure, le fameux métro-boulot-dodo, oblige à se demander ce à quoi il est important d’accorder du temps et à privilégier ce qui est vraiment important. Curieusement et malgré mon enfance dans une ferme, la nature ne me manque pas. Traquer l’éclosion des fleurs dans les parcs ou les jolies couleurs des feuilles d’automne sur les trottoirs me suffit5. Je me sens pleinement citadine et je ne rêve pas d’une vie à la campagne. Pour autant, je ne sais pas si je vivrai à Paris toute ma vie ou même en ville. Parfois j’ai quand même la sensation que je pourrais un jour me lasser du rythme de la ville et rechercher plus de tranquillité. Comme à mon habitude, je planifie peu l’avenir et me laisse porter par mes envies. Qui sait ce que voudra la personne que je serai dans dix ans ? Ce qui n’a pas changé cependant, c’est l’importance de l’entourage dans mon quotidien, que ce soit ma famille ou mes ami·es, je ne crois pas pouvoir vivre trop loin d’elleux.
Je ne vous cache pas que mon rapport au lieu où je vis est un sujet qui m’anime particulièrement en ce moment, ce qui explique sans doute la longueur de cette lettre et ces pensées un peu en vrac. Au gré de mes réflexions, je me dis parfois qu’avoir connu la vie à la campagne, dans des villes plus petites et la vie parisienne m’a apporté une certaine ouverture d’esprit, mais aussitôt que cette pensée me traverse l’esprit, je me reprends. Je n’ai pas la prétention de dire que je connais « la vie à la campagne » ou « la vie à la ville ». Je connais ma vie dans une région donnée à une époque donnée. Je ne tire pas de mon expérience des vérités universelles et je me garderais bien de donner à quiconque des leçons d’ouverture d’esprit. En tout cas, j’espère avoir pris le meilleur dans le fait d’être Parisienne mais j’ai sans doute aussi un peu pioché dans le pire, j’espère que vous me pardonnerez.
A bientôt,
JL
Des mots et des chiffres
En rédigeant cette lettre, je me suis demandée quelle était la part de Parisien·nes qui sont né·es à Paris. Selon un recensement de 2020, seule 30% de la population est née à dans la capitale et 16% en Île-de-France quand 29% viennent d’autres régions françaises (dont les DOM-TOM) et 25% sont nés à l’étranger. En somme, plus de deux tiers des Parisien·nes ont grandi ailleurs, ce qui pose la question : c’est quoi, être Parisien·ne finalement ?
Les mots des autres
Toujours pour cette lettre, j’ai relu un de mes livres préférés au monde, Va et poste une sentinelle d’Harper Lee, publié en 2015. Si l’intrigue de ce roman a lieu quelques années après celle du classique de la littérature américaine Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (1960), il a été écrit avant mais le manuscrit a été retrouvé en 2011, ce qui explique sa publication tardive, quelques mois avant le décès de l’autrice.
Dans cette suite, on retrouve quelques uns des personnages, dont l’héroïne Jean Louise Finch, dite “Scout”. Devenue adulte, celle-ci est partie vivre à New York mais revient passer quelques jours à Maycomb, sa ville natale de l’Alabama pour rendre visite à sa famille, dont son père Atticus, et à ses amis d’enfance. Mais dans un contexte de déségrégation, les questions raciales s’invitent dans son séjour.
J’avoue que je me suis beaucoup reconnue dans cette héroïne partagée entre sa ville natale et la grande ville, comme une métaphore de l’adieu à l’enfance et de l’émancipation.
— “Et pourquoi vous ne restez pas ici pour de bon cette fois ?”
Elle baissa la garde lorsqu’elle ne vit rien d’autre sur le visage de Mr. Fred qu’une expression bonhomme dénuée de toute curiosité déplacée : “Un jour, peut-être.
— Vous savez, j’ai fait la Première Guerre, dit Mr. Fred. Je ne suis pas allé en Europe, mais j’ai vu du pays. Ca ne me démangeait pas trop de rentrer, alors après la guerre je suis resté loin d’ici pendant dix ans, mais plus le temps passait, plus Maycomb me manquait. Jusqu’au jour où j’ai fini par me dire qu’il fallait que je rentre, que c’était une question de vie ou de mort. On a ça dans le sang.
— Mr. Fred, Maycomb est une petite ville comme une autre. Prenez n’importe laquelle…
— Ce n’est pas vrai, Jean Louise. Vous le savez bien.
— Vous avez raison”, acquiesça-t-elle.
Ce n’était pas parce que c’était l’endroit où votre vie avait commencé. Mais parce que c’était l’endroit où des gens étaient nés, et d’autres après eux, et d’autres encore, si bien qu’au bout du compte, un beau jour, c’est vous qui vous retrouviez là, en train de boire un Coca au Jitney Jungle.
“Fletcher et moi étions drôlement contents de rentrer à la maison. Je ne comprends pas comment tu peux vivre dans cette ville. Fletcher a dépensé plus d’argent en deux semaines là-bas que nous n’en dépensons en six mois ici. Comme dit Fletcher, pourquoi aller s’installer dans un endroit pareil alors qu’ici on peut avoir une maison et un jardin pour beaucoup moins cher ?”
Je vais te dire pourquoi. A New York, on n’appartient qu’à soi-même. On peut tendre les bras et étreindre tout Manhattan dans la joie de la solitude, ou tout aussi bien aller au diable si l’on préfère.
“ Eh bien, dit Jean Louise,il faut beaucoup de temps pour s’y habituer. Moi, j’ai détesté cette ville pendant deux ans. Elle m’intimidait, jusqu’au jour où quelqu’un m’a bousculée dans le bus, un matin, et que je l’ai bousculé à mon tour. A cet instant, j’ai compris que j’en faisais désormais partie.
— Ah ! ça, pour bousculer, on peut dire qu’ils savent faire. Ils n’ont pas de manières là-bas.
— Si, ils ont des manières, Claudine. Pas les mêmes que nous, c’est tout. Celui qui m’a bousculée dans le bus s’attendait à ce que je le bouscule. C’était ce que j’étais censée faire ; ce n’est qu’un jeu. On rencontre les gens les plus formidables à New York. (…) Tu sais, dit Jean Louise d’une voix douce, il y a de tout, dans cette ville, tout ce qu’il faut pour faire un monde.”
Oui, à mon époque, nous n’avions pas internet sur nos téléphones. A l’internat, nous étions coupé·es de toute vie virtuelle du lundi au vendredi. Pour autant, la vie en communauté me donnait l’impression de la vraie vie et je n’étais pas en reste pour envoyer des SMS à mes ami·es le soir (avec des caractères limités pour payer moins cher évidemment). Hashtag boomeuse.
C’est aussi à cette époque que j’ai expérimenté rentrer seule chez soi de nuit quand on est une femme et tout ce que cela implique.
Vous connaissez mon amour pour le métro.
Évidemment que je fais référence à la scène d’ouverture de Love Actually.
Sans doute car j’ai la chance de pouvoir régulièrement m’échapper au bord de la mer, à la montagne ou plus simplement dans ma famille à la campagne.
« A New York, on n’appartient qu’à soi-même. On peut tendre les bras et étreindre tout Manhattan dans la joie de la solitude, ou tout aussi bien aller au diable si l’on préfère. »
J’adore 🩶